Est-ce un devoir que de devenir meilleur ?

Introduction

a. Platon, Gorgias : est-il préférable d’être puni pour ses méfaits ou d’échapper à sa punition ?

SOCRATE : Celui qui garde son injustice au lieu d’en être délivré est le plus malheureux de tous.

POLOS : Cela semble certain.

SOCRATE : N’est-ce pas précisément le cas de l’homme qui, tout en commettant les crimes les plus abominables, et en vivant dans la plus parfaite injustice, réussit à éviter les avertissements, les châtiments, le paiement de sa peine, comme tu dis qu’y est parvenu cet Archélaos1, ainsi que tous les tyrans, les orateurs et les hommes d’État les plus puissants ?

POLOS : C’est vraisemblable.

SOCRATE : Quand je considère le résultat auquel aboutissent les gens de cette sorte, je les comparerais volontiers à un malade qui, souffrant de mille maux très graves, parviendrait à ne point rendre de comptes aux médecins sur ses maladies et à éviter tout traitement, craignant comme un enfant l’application du fer et du feu2 parce que cela fait mal. N’est-ce point ton avis ?

POLOS : Tout à fait.

SOCRATE : C’est sans doute qu’il ne saurait pas le prix de la santé et d’une bonne constitution. A en juger par les principes que nous avons reconnus vrais, ceux qui cherchent à ne pas rendre de comptes à la justice, Polos, pourraient bien être également des gens qui voient ce qu’elle comporte de douloureux mais qui sont aveugles à ce qu’elle a d’utile, et qui ne savent pas combien il est plus lamentable de vivre avec une âme malsaine, c’est-à-dire corrompue, injuste et impure, qu’avec un corps malsain. De là tous leurs efforts pour échapper à la punition, pour éviter qu’on les débarrasse du plus grand des maux.

1Un tyran.

2Technique de cautérisation.

b. La meilleure performance :

Après avoir écouté les aveux de Lance Armstrong, examinons l’argument suivant : « Devenir meilleur est un devoir, or le dopage permet d’améliorer mes performances, donc se doper est un devoir. »

Les aveux de Lance Armstrong, sept fois vainqueur du Tour de France, dans l’émission de grande écoute d’Oprah Winfrey.

1. La notion de devoir

Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785 : le devoir n’est pas une fin indéfinie comme le bonheur :

Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience ; et que cependant, pour l’idée du bonheur, un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire.

Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. !

Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience […]. Le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie.

Kant : Idem :

Tous les objets des inclinations [désirs] n’ont qu’une valeur conditionnelle ; car si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, leur objet serait sans valeur. Mais les inclinations mêmes, comme sources du besoin, ont si peu une valeur absolue qui leur donne le droit d’être désirées pour elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de tout être raisonnable. Ainsi la valeur de tous les objets à acquérir par notre action est toujours conditionnelle. Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives, dont l’existence, comme effet de notre action, a une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est une fin en soi-même, et même une fin telle qu’elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens. Sans cela, en effet, on ne pourrait jamais rien trouver qui eût une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et par suite contingente, il serait complètement impossible de trouver pour la raison un principe pratique suprême.

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer