Suis-je ce que mon passé a fait de moi ? (S)

1. Qu’est-ce que le moi ?

Descartes, Méditations métaphysiques, Deuxième Méditation, trad. De Luynes, 1647 :

Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense. Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes ce n’est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n’y appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas encore ce même qui doute presque de tout, qui néanmoins entends et conçois certaines choses, qui assure et affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veut et désire d’en connaître davantage, qui ne veut pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses, même quelque fois en dépit que j’en aie, et qui en sens aussi beaucoup, comme par l’entremise des organes du corps ? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu’il est certain que je suis, et que j’existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m’a donné l’être se servirait de toutes ses forces pour m’abuser ? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu’on puisse dire être séparé de moi-même ? Car il est de soi si évident que c’est moi qui doute, qui entends, et qui désire, qu’il n’est pas ici besoin de rien ajouter pour l’expliquer. Et j’ai aussi certainement la puissance d’imaginer ; car encore qu’il puisse arriver (comme j’ai supposé auparavant) que les choses que j’imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance d’imaginer ne laisse pas d’être réellement en moi, et fait partie de ma pensée. Enfin je suis le même qui sens, c’est-à-dire qui reçois et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu’en effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu’il soit ainsi ; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est probablement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser. D’où je commence à connaître quel je suis, avec un peu plus de lumière et de distinction que ci-devant.

Leibniz, Lettre à Arnaud du 14 juillet 1686 :

(…) la notion de moi en particulier et de toute autre substance individuelle est infiniment plus étendue et plus difficile à comprendre qu’une notion spécifique comme est celle de la sphère, qui n’est qu’incomplète et n’enferme pas toutes les circonstances nécessaires en pratique pour venir à une certaine sphère1. Ce n’est pas assez pour entendre ce que c’est que moi, que je me sente une substance qui pense, il faudrait concevoir distinctement ce qui me discerne de tous les autres esprits possibles ; mais je n’en ai qu’une expérience confuse. Cela fait que, quoiqu’il soit aisé de juger que le nombre des pieds2 du diamètre n’est pas enfermé dans la notion de la sphère en général, il n’est pas si aisé de juger certainement (quoiqu’on le puisse juger assez probablement) si le voyage que j’ai dessein de faire est enfermé dans ma notion, autrement il serait aussi aisé d’être prophète que d’être géomètre. Cependant, comme l’expérience ne me saurait faire connaître3 une infinité de choses insensibles dans les corps, dont la considération générale de la nature du corps et du mouvement me peut convaincre ; de même, quoique l’expérience ne me fasse pas sentir tout ce qui est enfermé dans ma notion, je puis connaître en général que tout ce qui m’appartient4 y est enfermé par la considération générale de la notion individuelle.

(…) D’ailleurs, si dans la vie de quelque personne et même dans tout cet univers quelque chose allait autrement qu’elle ne va, rien ne nous empêcherait de dire que ce serait une autre personne ou un autre univers possible que Dieu aurait choisi. Ce serait donc véritablement un autre individu, il faut aussi qu’il y ait une raison (…) qui fasse qu’on dit véritablement que c’est moi qui ai été à Paris et que c’est encore moi, et non un autre, qui suis maintenant en Allemagne, et par conséquent il faut que la notion de moi lie ou comprenne ces différents états. Autrement, on pourrait dire que ce n’est pas le même individu, quoiqu’il paraisse de l’être.

1Pour être une certaine sphère.

2Le pied est une unité de mesure.

3Ne peut pas me faire connaître.

4Tout ce qui m’arrive.

Hume, Traité de la nature humaine, livre I, trad. Ph. Saltel et Ph. Baranger, 1739 :

Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre moi, que nous en sentons l’existence et la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la plus forte, la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue, ne la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons être sûrs de rien si nous en doutons. (…)

Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité.

2. Freud et l’hypothèse de l’inconscient

Freud, Introduction à la psychanalyse, 1917 :

Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la Terre, loin d’être le centre de l’Univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable.

Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains.

Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique.

Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale.

Freud, Essais de psychanalyse, 1923 :

La psychanalyse se refuse à considérer la conscience comme formant l’essence même de la vie psychique, mais voit dans la conscience une simple qualité de celle-ci, pouvant coexister avec d’autres qualités ou faire défaut […].
  « Être conscient » est avant tout une expression purement descriptive et se rapporte à la perception la plus immédiate et la plus certaine. Mais l’expérience nous montre qu’un élément psychique, une représentation par exemple, n’est jamais conscient d’une façon permanente. Ce qui caractérise plutôt les éléments psychiques, c’est la disparition rapide de leur état conscient. Une représentation consciente à un moment donné, ne l’est plus au moment suivant, mais peut le redevenir dans certaines conditions faciles à réaliser. Dans l’intervalle nous ignorons ce qu’elle est ; nous pouvons dire qu’elle est latente, entendant par là qu’elle est capable à tout instant de devenir consciente. En disant qu’une représentation est restée, dans l’intervalle, inconsciente, nous formulons encore une définition correcte, cet état inconscient coïncidant avec l’état latent et l’aptitude à revenir à la conscience […].
  Mais nous avons obtenu le terme ou la notion de l’inconscient en suivant une autre voie et notamment en utilisant des expériences dans lesquelles intervient le dynamisme psychique. Nous avons appris ou, plutôt, nous avons été obligés d’admettre, qu’il existe d’intenses processus psychiques, ou représentations capables de se manifester par des effets semblables à ceux produits par d’autres représentations, voire par des effets qui, prenant à leur tour la forme de représentations, sont susceptibles de devenir conscients sans que les processus eux-mêmes qui les ont produits le deviennent […]. C’est en ce point qu’intervient la théorie psychanalytique, pour déclarer que si certaines représentations sont incapables de devenir conscientes, c’est à cause d’une certaine force qui s’y oppose ; que sans cette force elles pourraient bien devenir conscientes, ce qui nous permettrait de constater combien peu elles diffèrent d’autres éléments psychiques, officiellement reconnus comme tels. Ce qui rend cette théorie irréfutable, c’est qu’elle a trouvé dans la technique psychanalytique un moyen qui permet de vaincre la force d’opposition et d’amener à la conscience ces représentations inconscientes. À l’état dans lequel se trouvent ces représentations avant qu’elles soient amenées à la conscience nous avons donné le nom de refoulement ; et quant à la force qui produit et maintient le refoulement, nous disons que nous la ressentons, pendant le travail analytique, sous la forme d’une résistance.
  Notre notion de l’inconscient se trouve ainsi déduite de la théorie du refoulement. Ce qui est refoulé est pour nous le prototype de l’inconscient. Nous savons cependant qu’il existe deux variétés d’inconscient : les faits psychiques latents, mais susceptibles de devenir conscients, et les faits psychiques refoulés qui comme tels et livrés à eux-mêmes, sont incapables d’arriver à la conscience […]. Les faits psychiques latents, c’est-à-dire inconscients au sens descriptif, mais non dynamique, du mot sont des faits préconscients, et nous réservons le nom d’inconscients aux faits psychiques refoulés c’est-à-dire dynamiquement inconscients. Nous sommes ainsi en possession de trois termes : conscient, préconscient et inconscient, dont la signification n’est plus purement descriptive […].

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