Sartre et la « psychanalyse existentielle »

L’Être et le Néant, Quatrième Partie, Chapitre II :

La vérité humaine de la personne doit pouvoir être établie, comme nous l’avons tenté, par une phénoménologie ontologique – la nomenclature des désirs empiriques doit faire l’objet de recherches proprement psychologiques ; l’observation et l’induction, au besoin l’expérience pourront servir à dresser cette liste et à indiquer au philosophe les relations compréhensibles qui peuvent unir entre eux différents désirs, différents comportements, à mettre en lumière certaines liaisons concrètes entre des « situations expérimentalement définies (et qui ne naissent, au fond, que des restrictions apportées, au nom de la positivité, à la situation fondamentale du sujet dans le monde) et le sujet d’expérience. Mais, à l’établissement et à la classification des désirs fondamentaux ou personnes, aucune de ces deux méthodes ne saurait convenir. II ne saurait être question, en effet, de déterminer a priori et ontologiquement ce qui apparaît dans toute l’imprévisibilité d’un acte libre. Et c’est pourquoi nous nous bornerons ici à indiquer très sommairement les possibilités d’une telle enquête et ses perspectives : que l’on puisse soumettre un homme quelconque à une semblable enquête , voilà qui appartient à la réalité humaine en général ou, si l’on préfère, voilà ce qui peut être établi par une ontologie. Mais l’enquête elle-même et ses résultats sont, par principe, tout à fait en dehors des possibilités d’une ontologie.

D’autre part, la pure et simple description empirique ne peut nous donner que d es nomenclatures et nous mettre en présence de pseudo-irréductibles (désir d’écrire, de nager, goût du risque, jalousie, etc.). Il ne convient pas seulement, en effet, de dresser la liste des conduites, des tendances et des inclinations, il faut encore les déchiffrer, c’est-à-dire il faut savoir les interroger. Cette enquête ne peut être menée que selon les règles d’une méthode spécifique. C’est cette méthode que nous appelons la psychanalyse existentielle.

Le principe de cette psychanalyse est que l’homme est une totalité et non une collection ; qu’en conséquence, il s’exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites – autrement dit, qu’il n’est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur.

Le but de la psychanalyse est de déchiffrer les comportements empiriques de l’homme, c’est-à-dire de mettre en pleine lumière les révélations que chacun d’eux contient et de les fixer conceptuellement.

Son point de départ est l’expérience ; son point d’appui est la compréhension préontologique et fondamentale que l’homme a de la personne humaine. Bien que la plupart des gens, en effet, puissent négliger les indications contenues dans un geste, une parole, une mimique et se méprendre sur la révélation qu’ils apportent, chaque personne humaine n’en possède pas moins a priori le sens de la valeur révélatrice de ces manifestations, n’en est pas moins capable de les déchiffrer, si du moins elle est aidée et conduite par la main. Ici comme ailleurs, la vérité n’est pas rencontrée par hasard, elle n’appartient pas à un domaine où il faudrait la chercher sans en avoir jamais eu de prescience, comme on peut aller chercher les sources du Nil ou du Niger. Elle appartient a priori à la compréhension humaine et le travail essentiel est une herméneutique, c’est-à-dire un déchiffrage, une fixation et une conceptualisation.

Sa méthode est comparative : puisque, en effet, chaque conduite humaine symbolise à sa manière le choix fondamental qu’il faut mettre au jour, et puisque, en même temps, chacune d’elles masque ce choix sous ses caractères occasionnels et son opportunité historique, c’est par la comparaison de ces conduites que nous ferons jaillir la révélation unique qu’elles expriment toutes de manière différente. L’esquisse première de cette méthode nous est fournie par la psychanalyse de Freud et de ses disciples. C’est pourquoi il convient ici de marquer plus précisément en quoi la psychanalyse existentielle s’inspirera de la psychanalyse proprement dite et en quoi elle en différera radicalement.

L’une comme l’autre considèrent toutes les manifestations objectivement décelables de la vie psychique » comme entretenant des rapports de symbolisation à symbole avec des structures fondamentales et globales qui constituent proprement la personne. L’une comme l’autre considèrent qu’il n’y a pas de données premières inclinations héritées, caractère, etc. La psychanalyse existentielle ne connaît rien avant le surgissement originel de la liberté humaine ; la psychanalyse empirique pose que l’affectivité première de l’individu est une cire vierge avant son histoire. La libido n’est rien en dehors de ses fixations concrètes, sinon une possibilité permanente de se fixer n’importe comment sur n’importe quoi . L’une comme l’autre considèrent l’être humain comme une historialisation perpétuelle et cherchent, plus qu’à découvrir des données statiques et constantes, à déceler le sens, l’orientation et les avatars de cette histoire. De ce fait, l’une comme l’autre considèrent l’homme dans le monde et ne conçoivent pas qu’on puisse interroger un homme sur ce qu’il est sans tenir compte avant tout de sa situation. Les enquêtes psychanalytiques visent à reconstituer la vie du sujet de la naissance à l’instant de la cure ; elles utilisent tous les documents objectifs qu’elles pourront trouver : lettres, témoignages, journaux intimes, renseignements « sociaux » de toute espèce. Et ce qu’elles visent à restituer est moins un pur événement psychique qu’un couple : l’événement crucial de l’enfance et la cristallisation psychique autour de cet événement. Ici encore il s’agit d’une situation. Chaque fait « historique », de ce point de vue, sera considéré à la fois comme facteur de l’évolution psychique et comme symbole de cette évolution. Car il n’est rien en lui-même, il n’agit que selon la façon dont il est pris et cette manière même de le prendre traduit symboliquement la disposition interne de l’individu.

Psychanalyse empirique et psychanalyse existentielle recherchent l’une et l’autre une attitude fondamentale en situation qui ne saurait s’exprimer par des définitions simples et logiques, parce qu’elle est antérieure à toute logique, et qui demande à être reconstruite selon des lois de synthèse spécifiques. La psychanalyse empirique cherche à déterminer le complexe, dont le nom même indique la polyvalence de toutes les significations qui s’y rapportent. La psychanalyse existentielle cherche à déterminer le choix originel. Ce choix originel s’opérant face au monde et étant choix de la position dans le monde est totalitaire comme le complexe ; il est antérieur à la logique comme le complexe ; c’est lui qui choisit l’attitude de la personne en face de la logique et des principes ; il n’est donc pas question de l’interroger conformément à la logique. Il ramasse en une synthèse prélogique la totalité de l’existant et, comme tel, il est le centre de références d’une infinité de significations polyvalentes.

L’une comme l’autre, nos deux psychanalyses n’estiment pas que le sujet soit en position privilégiée pour procéder à ces enquêtes sur lui-même. Elles se veulent, l’une et l’autre, une méthode strictement objective, traitant comme des documents les données de la réflexion aussi bien que les témoignages d’autrui. Sans doute le sujet peut effectuer sur lui-même une enquête psychanalytique. Mais il faudra qu’il renonce d’un coup à tout le bénéfice de sa position particulière et qu’il s’interroge exactement comme s’il était autrui. La psychanalyse empirique part, en effet, du postulat de l’existence d’un psychisme inconscient qui se dérobe par principe à l’intuition du sujet. La psychanalyse existentielle rejette le postulat de l’inconscient : le fait psychique est, pour elle, coextensif à la conscience. Mais si le projet fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient, cela ne signifie nullement qu’il doive être du même coup connu par lui, tout au contraire ; nos lecteurs se souviendront peut-être du soin que nous avons mis dans notre Introduction à distinguer conscience et connaissance. Certes, nous l’avons vu aussi, la réflexion peut être considérée comme une quasi-connaissance. Mais ce qu’elle saisit à chaque instant, ce n’est pas le pur projet du pour-soi tel qu’il est symboliquement exprimé – et souvent de plusieurs façons à la fois – par le comportement concret qu’elle appréhende : c’est le comportement concret lui-même, c’est-à-dire le désir singulier et daté dans l’enchevêtrement touffu de sa caractéristique. Elle saisit à la fois symbole et symbolisation ; elle est, certes, entièrement constituée par une compréhension préontologique du projet fondamental ; mieux encore, en tant que la réflexion est aussi conscience non-thétique de soi comme réflexion, elle est ce même projet, aussi bien que la conscience non-réflexive. Mais il ne s’ensuit pas qu’elle dispose des instruments et des techniques nécessaires pour isoler le choix symbolisé, pour le fixer par des concepts et pour le mettre tout seul en pleine lumière. Elle est pénétrée d’une grande lumière sans pouvoir exprimer ce que cette lumière éclaire. Il ne s’agit point d’une énigme indevinée, comme le croient les freudiens : tout est là, lumineux, la réflexion jouit de tout, saisit tout. Mais ce « mystère en pleine lumière » vient plutôt de ce que cette jouissance est privée des moyens qui permettent ordinairement l’analyse et la conceptualisation. Elle saisit tout, tout à la fois, sans ombre, sans relief, sans rapport de grandeur, non point que ces ombres, ces valeurs, ces reliefs, existent quelque part et lui soient cachés, mais plutôt parce qu’il appartient à une autre attitude humaine de les établir et qu’ils ne sauraient exister que par et pour la connaissance. La réflexion, ne pouvant servir de base à la psychanalyse existentielle, lui fournira donc simplement des matériaux bruts sur lesquels le psychanalyste devra prendre l’attitude objective. Ainsi seulement pourra-t-il connaître ce qu’il comprend déjà. Il résulte de là que les complexes extirpés des profondeurs inconscientes, comme les projets décelés par la psychanalyse existentielle, seront appréhendés du point de vue d’autrui. Par suite, l’objet ainsi mis au jour sera articulé selon les structures de la transcendance-transcendée, c’est-à-dire que son être sera l’être-pour-autrui ; même si d’ailleurs le psychanalyste et le sujet de la psychanalyse ne font qu’un. Ainsi le projet mis au jour par l’une et l’autre psychanalyse ne pourra être que la totalité de la personne, l’irréductible de la transcendance tels qu’ils sont dans leur être-pour-l’autre. Ce qui échappe pour toujours à ces méthodes d’investigation, c’est le projet tel qu’il est pour soi, le complexe dans son être propre. Ce projet-pour-soi ne peut être que joui ; il y a incompatibilité entre l’existence pour soi et l’existence objective. Mais l’objet des psychanalyses n’en a pas moins la réalité d’un être ; sa connaissance par le sujet peut, en outre, contribuer à éclairer la réflexion et celle-ci peut devenir alors une jouissance qui sera quasi-savoir.

Là s’arrêtent les ressemblances entre les deux psychanalyses. Elles diffèrent en effet dans la mesure où la psychanalyse empirique a décidé de son irréductible au lieu de le laisser s’annoncer lui-même dans une intuition évidente. La libido ou la volonté de puissance constituent, en effet, un résidu psychobiologique qui n’est pas clair par lui-même, et qui ne nous apparaît pas comme devant être le terme irréductible de la recherche. C’est finalement l’expérience qui établit que le fondement des complexes est cette libido ou cette volonté de puissance et les résultats de l’enquête empirique sont parfaitement contingents, ils ne convainquent pas : rien n’empêche de concevoir a priori une « réalité-humaine » qui ne s’exprimerait pas par la volonté de puissance, dont la libido ne constituerait pas le projet originel et indifférencié. Le choix, au contraire, auquel remontera la psychanalyse existentielle, précisément parce qu’il est choix, rend compte de sa contingence originelle, car la contingence du choix est l’envers de sa liberté. En outre, en tant qu’il se fonde sur le manque d’être, conçu comme caractère fondamental de l’être, il reçoit la légitimation comme choix et nous savons que nous n’avons pas à pousser plus loin. Chaque résultat sera donc à la fois pleinement contingent et légitimement irréductible. Il demeurera d’ailleurs toujours singulier, c’est-à-dire que nous n’atteindrons pas comme but ultime de la recherche et fondement de tous les comportements un terme abstrait et général, la libido par exemple, qui serait différenciée et concrétisée en complexes puis en conduites de détail sous l’action des faits extérieurs et de l’histoire du sujet, mais au contraire un choix qui reste unique et qui est, dès l’origine, la concrétion absolue ; les conduites de détail peuvent exprimer ou particulariser ce choix, mais elles ne sauraient le concrétiser plus qu’il ne l’est déjà. C’est que ce choix n’est rien autre que l’être de chaque réalité-humaine, et qu’il revient au même de dire que telle conduite partielle est ou qu’elle exprime le choix originel de cette réalité-humaine, puisque, pour la réalité humaine, il n’y a pas de différence entre exister et se choisir. De ce fait, nous comprenons que la psychanalyse existentielle n’a pas à remonter du « complexe » fondamental , qui est justement le choix d’être, jusqu’à une abstraction comme la libido qui l’expliquerait. Le complexe est choix ultime, il est choix d’être et se fait tel. Sa mise au jour le révélera chaque fois comme évidemment irréductible. Il s’ensuit nécessairement que la libido et la volonté de puissance n’apparaîtront à la psychanalyse existentielle ni comme des caractères généraux et communs à tous les hommes, ni comme des irréductibles. Tout au plus se pourra-t-il que l’on constate, après enquête, qu’elles expriment, à titre d’ensembles particuliers, chez certains sujets, un choix fondamental qui ne saurait se réduire à l’une ou à l’autre. Nous avons vu, en effet, que le désir et la sexualité en général expriment un effort originel du pour-soi pour récupérer son être aliéné par autrui. La volonté de puissance suppose aussi, originellement, l’être-pour-autrui, la compréhension de l’autre et le choix de faire son salut par l’autre. Le fondement de cette attitude doit être dans un choix premier qui fasse comprendre l’assimilation radicale de l’être-en-soi-pour-soi à l’être-pour-l’autre.

Le fait que le terme ultime de cette enquête existentielle doit être un choix différencie mieux encore la psychanalyse dont nous esquissons la méthode et les traits principaux : elle renonce par là même à supposer une action mécanique du milieu sur le sujet considéré. Le milieu ne saurait agir sur le sujet que dans la mesure exacte où il le comprend, c’est-à-dire où il le transforme en situation. Aucune description objective de ce milieu ne saurait donc nous servir. Dès l’origine, le milieu conçu comme situation renvoie au pour-soi choisissant, tout juste comme le pour-soi renvoie au milieu de par son être dans le monde. En renonçant à toutes les causa tians mécaniques, nous renonçons du même coup à toutes les interprétations générales du symbolisme envisagé. Comme notre but ne saurait être d’établir des lois empiriques de succession, nous ne saurions constituer une symbolique universelle. Mais le psychanalyste devra à chaque coup réinventer une symbolique en fonction du cas particulier qu’il envisage. Si l’être est une totalité, il n’est pas concevable en effet qu’il puisse exister des rapports élémentaires de symbolisation (fèces = or, pelote à épingles = sein, etc.), qui gardent une signification constante en chaque cas, c’est-à-dire qui demeurent inaltérés lorsqu’on passe d’un ensemble signifiant à un autre ensemble. En outre, le psychanalyste ne perdra jamais de vue que le choix est vivant et, par suite, peut toujours être révoqué par le sujet étudié. Nous avons montré, dans le chapitre précédent, l’importance de l’instant qui représente les brusques changements d’orientation et la prise d’une position neuve en face d’un passé immuable. Dès ce moment, on doit toujours être prêt à considérer que les symboles changent de signification et à abandonner la symbolique utilisée jusqu’alors. Ainsi la psychanalyse existentielle se devra d’être entièrement souple et de se calquer sur les moindres changements observables chez le sujet : il s’agit ici de comprendre l’individuel et souvent même l’instantané. La méthode qui a servi pour un sujet ne pourra, de ce fait même, être employée pour un autre sujet ou pour le même sujet à une époque ultérieure.

Et, précisément parce que le but de l’enquête doit être de découvrir un choix, non un état, cette enquête devra se rappeler en toute occasion que son objet n’est pas une donnée enfouie dans les ténèbres de l’inconscient, mais une détermination libre et consciente – qui n’est pas même un habitant de la conscience, mais qui ne fait qu’un avec cette conscience elle-même. La psychanalyse empirique, dans la mesure où sa méthode vaut mieux que ses principes, est souvent sur la voie d’une découverte existentielle, encore qu’elle s’arrête toujours en chemin. Lorsqu’elle approche ainsi du choix fondamental, les résistances du sujet s’effondrent tout à coup et il reconnaît soudain l’image de lui qu’on lui présente, comme s’il se voyait dans une glace. Ce témoignage involontaire du sujet est précieux pour le psychanalyste ; il y voit le signe qu’il a touché son but ; il peut passer des investigations proprement dites à la cure. Mais rien dans ses principes ni dans ses postulats initiaux ne lui permet de comprendre ni d’utiliser ce témoignage. D’où lui en viendrait le droit ? Si vraiment le complexe est inconscient, c’est-à-dire si le signe est séparé du signifié par un barrage, comment le sujet pourrait-il le reconnaître ? Est-ce le complexus inconscient qui se reconnaît ? Mais n’est-il pas privé de compréhension ? Et s’il fallait lui concéder la faculté de comprendre les signes, ne faudrait-il pas du même coup en faire un inconscient conscient ? Qu’est-ce que comprendre, en effet, sinon avoir conscience qu’on a compris ? Dirons-nous, au contraire, que c’est le sujet en tant que conscient qui reconnaît l’image offerte ? Mais comment la comparerait-il à sa véritable affection puisqu’elle est hors de portée et qu’il n’en a jamais eu connaissance ? Tout au plus pourra-t-il juger que l’explication psychanalytique de son cas est une hypothèse probable, qui tire sa probabilité du nombre de conduites qu’elle explique. Il se trouve donc, par rapport à cette interprétation, dans la position d’un tiers, du psychanalyste lui-même, il n’a pas de position privilégiée. Et s’il croit à la probabilité de l’hypothèse psychanalytique, cette simple croyance qui demeure dans les limites de sa conscience peut-elle entraîner la rupture des barrages qui endiguent les tendances inconscientes ? Le psychanalyste a sans doute l’image obscure d’une brusque coïncidence du conscient et de l’inconscient. Mais il s’est ôté les moyens de concevoir positivement cette coïncidence.

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