Faut-il espérer une vie meilleure ?

1. Meilleur des mondes et origine du mal

Texte 1 : Leibniz, Essais de Théodicée, Première Partie, § 8-9-10, 1710 :

J’appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez un univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu’on les aurait pu remplir d’une infinités de manières, et qu’il y a une infinité de monde possibles dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu’il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.

Quelque adversaire ne pouvant répondre cet argument1 répondra peut-être à la conclusion par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances ; mais je nie qu’il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles : l’univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce, comme un océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu a tout réglé par avance une fois pour toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l’existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l’univers (non plus que un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le créateur qui l’a choisi.

Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. Je ne saurais vous le faire voir en détail ; car puis-je connaître et puis-je vous représenter des infinis et les comparer ensemble ? Mais vous le devez juger avec moi ad effectu, puisque Dieu a choisi ce monde tel qu’il est.

1L’argument en question est formulé juste avant le début de l’extrait. On pourrait le résumer comme suit : si tous les mondes possibles étaient indifférents, alors Dieu n’aurait pas créé de monde. Or, Dieu a créé notre monde. Donc notre monde est le meilleur monde possible.

Texte 2 : idem, § 21-22-23 :

On peut prendre le mal métaphysiquement, physiquement et moralement. Le mal métaphysique consiste dans la simple imperfection, le mal physique dans la souffrance, et le mal moral dans le péché. Or, quoique le mal physique et le mal moral ne soient point nécessaires, il suffit qu’en vertu des vérités éternelles ils soient possibles. Et comme cette région immenses des vérités contient toutes les possibilités, il faut qu’il y ait une infinité de mondes possibles, que le mal entre dans plusieurs d’entre eux, et que même le meilleur de tous en renferme ; c’est ce qui a déterminé Dieu à permettre le mal.

Mais quelqu’un me dira : Pourquoi parlez-vous de permettre ? Dieu ne fait-il pas le mal ne le veut-il pas ? C’est ici qu’il sera nécessaire d’expliquer ce que c’est que permission, afin que l’on voie que ce n’est pas sans raison qu’on emploie ce terme. Mais il faut expliquer auparavant la nature de la volonté, qui a ses degrés ; et dans le sens général, on peut dire que la volonté consiste dans l’inclination à faire quelque chose à proportion du bien qu’elle renferme. Cette volonté est appelée antécédente lorsqu’elle est détachée, et regarde chaque bien à part en tant que bien. Dans ce sens, on peut dire que Dieu tend à tout bien en tant que bien. Dans ce sens, on peut dire que Dieu tend à tout bien en tant que bien (…), et cela vient par une volonté antécédente. Il a une inclination sérieuse à sanctifier et à sauver tous les hommes, à exclure le péché et à empêcher la damnation. L’on peut même dire que cette volonté est efficace de soi, c’est-à-dire en sorte que l’effet s’ensuivrait, s’il n’y avait pas quelque raison plus forte qui l’empêchât ; car cette volonté ne va pas au dernier effort, autrement elle ne manquerait jamais de produire son plein effet, Dieu étant le maître de toutes choses. Le succès entier et infaillible n’appartient qu’à la volonté conséquente, comme on l’appelle. C’est elle qui est pleine, et à son égard cette règle a lieu, qu’on ne manque jamais de faire ce que l’on veut lorsqu’on le peut. Or, cette volonté conséquente, finale et décisive, résulte du conflit de toutes les volontés antécédentes, tant de celles qui tendent vers le bien que de celles qui repoussent le mal ; et c’est du concours de toutes ces volontés particulières que vient la volonté totale, comme dans la mécanique le mouvement composé résulte de toutes les tendances qui concourent dans un même mobile et satisfait également à chacune autant qu’il est possible1. (…) Et c’est encore en ce sens qu’on peut dire que la volonté antécédente est efficace en quelque façon, et même effective avec succès.

De cela il s’ensuit que Dieu veut antécédemment le bien et conséquemment le meilleur. Et pour ce qui est du mal, Dieu ne veut point du tout le mal moral, et il ne veut point d’une manière absolue le mal physique ou les souffrances ; c’est pour cela qu’il n’y a point de prédestination absolue à la damnation ; et qu’on peut dire du mal physique que Dieu le veut souvent comme une peine due à la coulpe2, et souvent aussi comme un moyen propre à une fin, c’est-à-dire pour empêcher de plus grands maux ou pour obtenir de plus grands bien. La peine sert aussi pour l’amendement et pour l’exemple, et le mal sert quelquefois aussi quand il contribue à une plus grande perfection de celui qui le souffre (…).

1Leibniz est l’auteur d’un mémoire intitulé « Démonstration courte d’une erreur considérable de M. Descartes et de quelques autres touchant une loi de la nature selon laquelle ils soutiennent que Dieu conserve dans la matière la même quantité de mouvement, de quoi ils abusent dans la mécanique » (1686), dans lequel il soutient que c’est l’énergie cinétique, et non la quantité de mouvement, qui est conservée lors qu’un choc élastique. Cet opuscule sera l’occasion d’une controverse importante dans les milieux savants. C’est donc à ses propres travaux qu’il fait référence dans cette analogie entre la volonté divine et les lois de la dynamique.

2Culpabilité.

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